L’Autorité internationale des fonds marins (AIFM), qui n’a pas l’habitude d’être sous le feu des projecteurs, fait aujourd’hui l’objet de polémiques autour de l’exploitation minière des grands fonds marins.
Cette institution, créée dans le sillage de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer de Montego Bay et du protocole de 1994, a pour rôle de gouverner les ressources marines non vivantes et promouvoir la recherche scientifique pour les fonds marins de la zone, c’est-à-dire tous les fonds marins situés dans les eaux internationales.
Jusqu’alors, les fonds marins en haute mer demeuraient préservés des activités minières. Mais dans le contexte d’une transition énergétique qui pourrait susciter une demande accrue en minerais, ils aiguisent de plus en plus les appétits extractifs, notamment sur le cobalt, le nickel, le cuivre ou le manganèse.
Alors que viennent de se tenir le Conseil et l’Assemblée de l’AIFM, auxquels nous avons assisté, revenons sur les dynamiques qui orientent les négociations et sur les possibilités de protection ou d’exploitation des fonds marins.
À Kingston, une session en trois temps
L’AIFM s’est réunie en juillet, quelques semaines après la conclusion d’un accord placé sous le signe de la Convention du droit de la mer : le traité pour la conservation et l’utilisation durable de la biodiversité en haute mer, qui sera ouvert à signatures à partir de septembre.
Les eaux internationales sont donc en ce moment au cœur d’une intense activité diplomatique. À Kingston, où se tenait la réunion, étaient présents une partie des 168 États membres de la convention, ainsi que de nombreux observateurs, ONG environnementalistes, représentants de l’industrie extractive ou scientifiques entendant éclairer les négociations.
Pour comprendre le contexte, soulignons que l’AIFM est un monde en soi. Dans un premier temps, sa Commission juridique et technique (CJT) s’est réunie pour un travail d’expertise. Elle fait toutefois l’objet de critiques par de nombreuses délégations, émises lors des négociations que nous avons observées, lui faisant grief d’être trop peu transparente, de concentrer ses travaux autour des enjeux d’exploitation, et de ne pas réussir à faire preuve de sa capacité à défendre l’environnement marin.
Dans un second temps, c’est l’organe exécutif de l’institution, son Conseil, qui a débattu pendant deux semaines, avant de laisser l’Assemblée de l’Autorité, son organe délibératif, discuter fin juillet.
Des discussions sous tension
Au sein du Conseil, des lignes antagoniques se sont opposées. Les tenants d’une adoption rapide des règles, régulations et procédures (RRP) pour l’exploitation minière, souhaitent d’un côté accélérer le tempo. Ils le veulent soit par opportunité, pour se laisser la possibilité d’engager des projets d’exploitation des grands fonds marins à l’avenir, soit dans le but que l’AIFM rédige ce « Code minier » afin d’accomplir son mandat, puisqu’elle est en effet chargée d’élaborer ces RRP encadrant l’exploitation.
De l’autre, une coalition de pays pousse pour l’adoption d’une pause de précaution, d’un moratoire voire d’une interdiction : c’est par exemple le cas du Chili, de la France, du Brésil ou du Vanuatu. Ils invoquent l’article 145 de la Convention du droit de la mer, relatif à la protection effective de l’environnement marin.
De ces négociations ont finalement émergé deux décisions qui relèvent d’un consensus minimal : elles rappellent qu’aucune exploitation ne saurait être approuvée avant l’adoption des règles en la matière, et que l’AIFM entend tâcher de continuer à élaborer ces régulations et procédures.
L’opposition a néanmoins ressurgi lors de l’Assemblée, moment attendu par les ONG et la coalition informelle des "Amis de l’Océan", favorables à davantage de précautions. Cinq jours durant, les dialogues ont toutefois erré sur la possibilité d’un vrai débat, la Chine faisant montre d’une forte réticence à l’égard de cette idée.
Après de vifs échanges, les deux décisions ont finalement été séparées de l’agenda lors de la dernière journée pour que les discussions puissent se tenir en 2024.
Une île du Pacifique à l’assaut des fonds marins
La tension qui régnait au cours de cette session remonte aux principes de création de l’AIFM, fondée sur un double objectif : l’autorité a été à la fois chargée d’organiser l’exploitation des fonds marins, tout en ayant pour obligation de protéger l’environnement marin.
Deux dynamiques ont renforcé cette contradiction. La première vient de Nauru, île du Pacifique qui a déclenché un dispositif visant à engager l’exploitation des grands fonds marins dans la zone – la "règle des deux ans", établie par l’Accord de 1994 lié à la Convention du droit de la mer. Cette procédure initiée en juin 2021 implique que le Conseil devait adopter avant juillet 2023 des règles pour encadrer l’exploitation minière – ce qu’il n’a pas fait.
La règle prévoit, dans ce cas, la possibilité pour les contractants de l’AIFM de soumettre des plans d’exploitation temporaires. Nauru dispose alors d’un moyen de pression pour l’adoption de ce "Code minier" et n’entend pas attendre indéfiniment pour faire valoir ce droit.
Une place nouvelle pour la biodiversité
La seconde dynamique, en sens contraire, vient de l’adoption en juin 2023 par l’AIFM, d’un accord portant sur la biodiversité au-delà des juridictions nationales (BBNJ). Elle survient six mois après une décision de la COP de la Convention sur la diversité biologique (CDB) qui demandait à ce que l’institution s’assure d’éviter les dommages à la faune marine.
Alors que l’océan est en proie à des transformations rapides et inquiétantes liées aux activités humaines, le contexte des négociations à l’AIFM, marqué par une environnementalisation des politiques internationales, où la protection des milieux de vie devient un enjeu central des discussions, a changé profondément ces dernières années.
Ces deux dynamiques renforcent donc les contradictions initiales contenues dans le mandat de l’AIFM et explique pour partie le déroulement plus tendu qu’à l’accoutumée des échanges dans cette enceinte auparavant policée.
Le poids croissant de la science
L’irruption de la science dans les débats est toujours plus grande, et les incertitudes et méconnaissances accroissent cette tension. En effet, un consensus scientifique établit désormais que la connaissance autour des milieux potentiellement affectés par l’exploitation est insuffisante, compte tenu des conséquences irréversibles de celle-ci.
Car à travers les travaux scientifiques, c’est la réalité matérielle, économique et physique du changement climatique et de la sixième extinction de masse des espèces qui s’invite dans les discussions, et pose la question de l’habitabilité de la planète.
Mais ces débats interrogent aussi quant au risque, dans de nombreuses arènes internationales, de l’affaiblissement du cadre multilatéral : l’AIFM en est un unique de gouvernement d’un espace commun à l’humanité. Sans régulation, les dynamiques d’exploitation seraient d’autant moins maîtrisables, même si l’idéal était de les éviter complètement.
Le développement durable, concept dépassé ?
Demeure une difficulté : la Convention du droit de la mer est née au moment où se formulait et se diffusait le paradigme du développement durable, lequel supposait la possibilité de concilier croissance économique, progrès sociaux et protection de l’environnement. L’actuelle aggravation des dynamiques de destruction des milieux de vie invite à reconsidérer ce paradigme.
De fait, lors des discussions de cette semaine à l’AIFM, des membres de communautés locales et indigènes du Pacifique ont fait entendre une autre voix. Eux défendent le lien spécifique qui les unit à l’océan, leur milieu d’existence, et veulent que les générations futures le maintiennent – discours qui rejoint les conclusions scientifiques bien que ses fondements soient très différents.
Du côté des partisans de l’exploitation minière, qui pensent les projets à partir de projections à la hausse de la demande en minerais, une telle perspective est jugée absurde. Lues ensemble, ces deux positions antagonistes reflètent la question qui travaille l’AIFM, comme nos sociétés : celle des modes de production et de consommation dans un environnement global en tension.
Les modes de production en débat
La reconduction de ces modes de production et de consommation pourrait en effet, comme le pensent les industriels, mener à la nécessité de l’exploitation minière dans les grands fonds marins.
Mais leur transformation vers une économie des communs s’éloignant du principe d’accumulation remettrait en cause cette nécessité future.
À l’AIFM, tous les travaux doivent reposer sur le principe de patrimoine commun de l’humanité, selon l’article 136 de la Convention du droit de la mer. L’urgence provoquée par la dégradation des conditions de l’existence sur Terre pèse sur les discussions.
Cette institution n’est pas seule à y être confrontée et ne se chargera pas de l’entièreté du problème. Mais elle pourrait contribuer à mieux considérer la question de la préservation de nos milieux de vie.
Pierre-Yves Cadalen, Docteur en science politique - relations internationales, Université de Bretagne occidentale et Tiago Pires da Cruz, Doctorant Gouvernance Globale de l'Océan, Sciences Po Bordeaux
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.